Entretien avec Myriam El Hajj pour son film «Trêve»

Le festival Cinemed pour sa quarantième édition a mis à l’honneur le cinéma libanais autour d’une programmation au sein de laquelle se trouvait le film documentaire «Trêve» réalisé par Myriam El Hajj en 2015. La réalisatrice était venue à Montpellier présenter son film et c’est en présence que cet entretien a pu être réalisé.

La réalisatrice Myriam El Hajj avec sa caméra suit son oncle qui tient un magasin fantomatique de vente d’armes pour l’interroger sur les années de guerre au Liban et ses prises de position en tant que phalangiste convaincu.

Cédric Lépine : Comment s’est passée la projection du film au Liban ?

Myriam El Hajj : Lorsque j’ai projeté le film dans le seul cinéma d’art et essai au Liban, la salle était pleine, parce que mon oncle et tous ses amis et d’autres personnes encore étaient venus. Ce qui est intéressant, c’est que le film a permis une véritable discussion, même si elle a été très animée : les gens se sont disputés, se sont jeté des chaises… une vraie bagarre. J’étais paniquée mais la responsable de la salle m’a expliqué que ce film avait permis une discussion qu’il n’y avait pas à l’extérieur. Pourtant, le parti pris esthétique du film, où le public me reprochait par exemple de ne pas avoir mis de musique, n’était pas facile d’accès au premier abord. Certaines personnes se demandaient si c’était du documentaire ou de la fiction : elles étaient vraiment perdues. Moi qui suis très attachée au dispositif, ma préoccupation sur ce film était de savoir comment gérer un huis clos. Je passais beaucoup de temps à les écouter et j’avais besoin de savoir comment laisser la parole naître sans l’interrompre car je ne voulais pas la manipuler. Le dispositif s’est donc peu à peu imposé de lui-même en prenant en compte chacun de mes personnages. Au début je croyais que je filmerais caméra à l’épaule pour les suivre en train de chasser… mais non, leurs corps un peu vieux avaient besoin de se poser et d’attendre que l’oiseau passe. Si le dispositif n’est pas facile d’accès, le sujet suscite encore aujourd’hui les débats. Ainsi, dans la salle, j’ai vu des jeunes aux opinions opposées prendre la parole où certains disaient qu’ils étaient prêts à reprendre les armes ! J’ai été interloquée en me disant que ces jeunes forment une société que l’on ne voit pas. En effet, je pensais que ce n’étaient que les personnes qui ont fait la guerre qui pouvaient être dans de tels extrêmes alors que la jeunesse est aussi semblable mais on ne la voit pas tout le temps. Je pense que ce qui s’est passé alors dans la salle était encore plus important que le film parce que cela révèle qu’il y a un manque de discussions, d’histoires. Il n’y a pas d’histoire officielle et donc toutes les possibilités sont ouvertes : on a encore beaucoup de choses à se dire et la génération qui a fait la guerre est encore vivante. C’est donc maintenant qu’il faut profiter de cette parole disponible. 

C. L. : Pouvez-vous parler de la question du choix de type de transmission entre générations que présente votre film où comment la nouvelle génération tente de se défaire des fantômes troubles du passé ? 

M. E. H. : C’est en ce sens que j’ai voulu inclure cette scène de chasse où j’apprends moi-même à tirer avec une carabine pour la première fois. Cette scène est venue de ma réflexion sur les limites de la transmission: comment le plaisir de la manipulation des armes passe d’une génération à l’autre ? Comment à cet égard on peut dire non et arrêter un processus ? Moi qui suis née en 1983, j’ai passé mon enfance durant la guerre au Liban. Ma génération hérite d’un pays détruit sans pouvoir en comprendre la raison. Depuis 40 ans, ce sont toujours les mêmes personnes que l’on voit à la télévision. Tout le monde sait que ce sont des personnes corrompues et qu’elles ont eu des responsabilités durant la guerre. Il est nécessaire pour ma génération de comprendre ce qui s’est passé durant la guerre pour saisir le monde d’aujourd’hui et pouvoir s’impliquer dans la société si l’on veut changer les choses. 

C. L. : Vous filmez votre oncle, ses amis et votre père en dehors de l’espace intime de la maison familiale : c’était nécessaire pour libérer une parole ?

M. E. H. : J‘ai compris rapidement en passant beaucoup de temps dans la boutique de mon oncle que c’était là sa maison. S’il a ouvert cette boutique et qu’il l’a gardée, c’est parce qu’il y retrouve ses amis alors qu’il y a très peu de clients. Chacun y raconte ses heures de gloire au combat qui passe aussi par un défoulement en parlant des femmes et de la sexualité. J’ai filmé une seule scène à la maison et j’ai compris que cela ne pouvait pas exister. Même lorsque leurs femmes venaient, je les ai tout de suite laissées hors cadre. J’ai en effet compris très vite que les femmes dans ce film n’avaient pas leur place car elles existaient beaucoup mieux hors champ ou encore à travers moi. En effet, les hommes parlent des femmes qu’ils ont aimées, avec lesquelles ils ont pris la fuite pour se marier. C’est parce qu’elles ne sont pas là qu’ils peuvent encore en parler. Ce sont des hommes qui fuient leur maison et passent beaucoup de temps dans la boutique. Ils ont besoin de s’exprimer et la boutique devient le lieu catalyseur de toute cette parole libérée. En ce lieu se joue pour eux la continuité de la guerre où ils peuvent exprimer toutes leurs violences.

C. L. : Le Liban que vous filmez est fantomatique : on ne voit pas d’autres personnes dans les rues que tes personnages et le magasin vu dans la rue semble isolé. Quant à la ville, elle semble plongée dans une brume perpétuelle.

M. E. H. : En effet, les personnes que je filme ont été très marginalisées par le reste de la société où ils ne trouvent plus leur place. Je parle d’ailleurs dans mon prochain film de ces hommes mis de côté qui ne savent pas quoi faire de leur vie, qui n’ont rien appris d’autres que le maniement des armes. Ainsi, mon oncle vent et répare des armes. J’ai décidé d’ancrer mes personnages dans un Liban où finalement il n’y a qu’eux qui existent. J’aurais pu filmer des personnes qui se baladent dans la rue… mais je ne l’ai pas fait et il en résulte en effet une impression de société fantomatique. En laissant la société en hors champ, j’appuie d’autant plus sur la solitude d’une partie de la société marginalisée qui vit dans le passé. On a l’impression qu’ils ne ressentent plus le présent, comme s’ils étaient complètement détachés du réel. 

C. L. : Vous aussi, vous avez une présence fantomatique puisque vous n’apparaissez qu’en de courtes occasions de dos, de profil ou à travers un reflet à peine perceptible dans le miroir d’une vitrine, comme si votre présence ne vous appartenait plus et que vous symbolisiez toute une génération. 

M. E. H. : Cela s’est construit au montage en se disant que petit à petit j’allais davantage exister. Au début, cela venait d’un refus d’exister. C’est-à-dire que ces personnes prennent trop de place pour que je sois présente mais leur place est nécessaire. Il fallait ainsi que lors des scènes de chasse les plans soient larges pour qu’ils puissent se balader car il s’agit pour eux de leur paradis. Au début, je ne voulais pas du tout exister, laissant à peine apparaître ma voix de temps en temps. Puis, j’ai trouvé nécessaire d’exister un peu plus tout en restant en retrait, où je gère les choses sans vraiment être là. J’en viens ainsi à représenter une génération. Tout cela est parti de la contrainte de ne pas pouvoir exister à l’écran : j’en avais marre des documentaires où les réalisateurs sont à l’image tout le temps. Là, je filme à travers ces gens une société mais il s’agit en même temps de ma famille dont j’ai besoin de comprendre beaucoup de choses. 

C. L. : C’est à partir de votre caméra et en interrogeant votre famille que vous créez votre propre implication citoyenne.

M. E. H. : J’appartiens à une nouvelle génération née dans les années 1980 qui se pose des questions sur la guerre. Ma problématique consiste à savoir comment exister dans la société avec ceux qui ont fait la guerre et qui occupent encore beaucoup de place. 

C. L. : Voulez-vous parler de votre prochaine réalisation ?

M. E. H. : Aujourd’hui je développe deux projets, une fiction et un documentaire.
La fiction est l’histoire d’un trio amoureux au sein d’un pays rongé par la corruption. Une fille rentre au Liban suite à l’emprisonnement de son père, ministre libanais ayant commis un attentat à la bombe. Son amoureux se trouve impliqué dans une corruption généralisée. Un voyage initiatique pour faire le deuil du père, d’une relation d’amour et d’un pays.
Quant au documentaire, Amnésie, je le coréalise avec Mohamed Siam, sur un homme qui fait partie des responsables du déclenchement de la guerre au Liban. Il a décidé de me parler parce que cela fait plus d’un an que je le connais, qu’il a 75 ans et qu’il sent la nécessité de raconter. Comme l’histoire n’a jamais été racontée, c’est le cinéma qui s’en empare. Cela constituera une partie du film. Nous avons également filmé une femme qui a participé en tant que candidate aux élections législatives et qui a été mise de côté après avoir été élue. Nous questionnons donc la place de la femme, de la jeunesse dans une société où le passé prend encore beaucoup de place, où le passé ne passe pas. ​

 

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